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Pierre BAYLE
(1647 –1706)



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(Portrait de Bayle par Louis ELLE)

Pierre Bayle naît à Carla-le-Comte1 le 18 novembre 1647. Il est fils de Jean Bayle, pasteur officiant à Carla, et de Jeanne de Bruguière, fille de nobles désargentés de la région.

C’est l’enfant puîné du couple ; le fils aîné se nomme Jacob et un troisième garçon naîtra, Joseph. Pierre est de constitution fragile, migraineux, de nature mélancolique et intellectuellement précoce. C’est son père qui l’éduque. Avec lui, très jeune, il apprend le grec et le latin. Il lit beaucoup et de façon un peu désordonnée, en particulier Montaigne et Plutarque, ses deux auteurs favoris.

Pour diverses raisons (d’argent, de santé, d’influence paternelle), Pierre ne sera placé qu’en novembre 1668 au collège protestant de Puylaurens, dans le Tarn, au moment où son frère aîné vient d’y achever ses études de théologie ; il aura donc été très longtemps autodidacte. Il n’y fait qu’un passage rapide, jugeant trop bas le niveau de l’enseignement, au regard de ce qu’il en attend. Ce sont les études des jésuites qu’il va choisir de suivre, dès février 1669, à Toulouse : il y fait sa philosophie. A l’époque, il n’était pas rare d’avoir recours à ce type d’enseignement, bien qu’il fût d’obédience non protestante, pour les croyants de l’Eglise réformée.

Sa nouvelle vie lui fait considérer la foi sous un autre angle et très vite il « se rend » aux arguments du catholicisme et se convertit (le 19 mars de cette même année).

Il dit de lui:

« […] il […] lut aussi quelques livres de controverses, non pas dans l’esprit qu’on fait ordinairement, c’est-à-dire pour se confirmer dans les opinions préconçues, mais pour examiner, selon le grand principe des protestants, que la doctrine que l’on a sucée avec le lait est vraie ou fausse : ce qui demande qu’on entende les deux parties. C’est pourquoi il fut curieux de voir dans leurs propres livres les raisons des catholiques romains. […] ne pouvant se répondre à lui-même quand il lisait [les] objections et moins encore défendre ses principes contre quelques subtils controversistes, avec lesquels il disputa à Toulouse, il se crut schismatique et hors de la voie du salut, et obligé de se réunir au gros de l’arbre, dont il regarda les communions protestantes comme des branches retranchées. »

C’est pourquoi il abjure sa foi protestante, en présence de quatre pasteurs de la région, dont son frère Jacob.

Cette nouvelle façon de croire le fait rompre avec sa famille. De sa « nouvelle famille » il reçoit une aide, sous forme de pension, de la part de l’évêque de Rieu. Le jeune homme regrettera assez vite ce changement de foi, et reviendra vers le protestantisme (en août 1670), mais il sera considéré comme relaps (c’est-à-dire, en l’occurrence, hérétique, retourné au protestantisme alors qu’il avait abjuré et était devenu catholique) ; il sera obligé de s’enfuir, les relaps étant condamnés au bannissement éternel.

C’est à Genève qu’il se réfugie, en subsistant du préceptorat auprès de fils de familles fortunées, tout en commençant des études de théologie, et en s’initiant au cartésianisme (en 1684, Bayle fera paraître un Recueil de quelques pièces curieuses concernant la philosophie de M. Descartes). Il noue avec Jacques Basnage, futur pasteur, une amitié qui sera très importante dans sa vie. Du reste, il fréquentera les deux frères Basnage ; le plus jeune, Henri, marquera la lexicographie par sa réédition du dictionnaire de Furetière. Là comme ailleurs, Bayle restera constamment au milieu des livres, passant de l’un à l’autre sans discontinuer. Il écrit à cette époque à l’un de ses frères : « Le dernier livre que je vois, est celui que je préfère à tous les autres. D’où que cela procède, il est certain que jamais amant volage n’a plus souvent changé de maîtresses, que moi de livres. » Et précisément, il semble que ses seules amours seront de papier. La petite histoire ne relate rien, en fait de passion amoureuse. Tout au plus fait-elle état de quelques anecdotes accentuant l’idée que Bayle ne s’embarrassait pas d’histoires d’amour, probablement tuées dans l’œuf, eu égard à la façon dont il traitait ses partenaires potentielles, avec un certain détachement, quand ce n’était pas avec une moquerie certaine. Son goût de l’étude telle qu’il l’envisage le porte d’ailleurs à la solitude. Il lui sera par exemple proposé, par une future épouse Basnage, une demoiselle « jeune, jolie, de très bon sens, douce, sage, maîtresse de ses volontés et qui a au moins 15000 écus ». Il refusa. Il écrit : « Je ne sais si un certain fonds de paresse et un trop grand amour du repos et d’une vie exempte de soins, un goût excessif pour l’étude et une humeur un peu portée au chagrin, ne me feront toujours préférer l’état de garçon à celui d’homme marié. »

La période « Genève » semble fondatrice dans la pensée du jeune homme et son appréciation de sa philosophie de vie. Il est très sensible à l’apport de toutes les découvertes de sciences, des expériences relatives au venin des vipères jusqu’à celles de la pesanteur de l’air.

En 1674, il revient en France, sur les conseils d’un Basnage. Il est précepteur à Rouen, puis quelques mois à Paris (en changeant semble-t-il son nom en Béle pour brouiller les pistes), en 1675, et à Sedan, parce qu’il y a obtenu le concours de professeur (chaire de philosophie) à l’Académie réformée. Il s’y lie avec Jurieu. À Sedan, il est tenu par des programmes traditionnels, et ne peut introduire que quelques éléments de cartésianisme.

En 1681, lors de la suppression de l’Académie de Sedan (juillet), Bayle fuit encore devant la situation des protestants qui s’aggrave chaque jour. L’Académie protestante de Rotterdam lui propose une chaire de philosophie et d’histoire. La Hollande (à l’époque Les Provinces-Unies) est alors une terre d’asile pour bon nombre d’exilés « religieux ». Elle apporte volontiers son aide à ces gens qui partagent la même foi. C’est pour Bayle un changement de vie difficile mais sans beaucoup de contraintes, ce qui lui laisse le loisir d’écrire. Il restera dans cette ville d’accueil jusqu’à sa mort. C’est dans ce contexte d’exil studieux qu’il publie en mars 1682 Lettre sur la Comète, œuvre qui, lors de sa deuxième édition augmentée et imprimée en septembre 1683, deviendra les Pensées diverses sur la comète. Ces écrits font suite au passage de la comète de Halley, et amorcent la réflexion sur les peurs irrationnelles que cela suscita (voir annexe). Bayle s’y élève contre les préjugés qui attribuent aux comètes quelque influence sur les événements de la terre, et passe en revue les excès dus à la superstition ; sa conclusion est la suivante : mieux vaut encore l’athéisme que l’idolâtrie. Le ton du livre est d’un nouveau genre : c’est une attaque contre le catholicisme, mais ironique, et plutôt courtoise.

En 1682 paraît une Histoire du calvinisme, par le père Louis Maimbourg2, livre extrêmement hostile aux réformés français. Bayle réplique (en juillet), faisant paraître à son tour une Critique générale de l’histoire du calvinisme du P. Maimbourg. Cette réplique eut un tel succès de librairie (malgré la levée de boucliers des jésuites) qu’une deuxième édition vit le jour quelques mois plus tard (en novembre).

En mars 1684, sur une proposition du libraire hollandais Henri Desbordes, il fonde une revue, Les Nouvelles de la République des Lettres, qu’il espère voir en concurrence, car elle est conçue un peu à sa manière, avec le Journal des Savants, dirigé par un conseiller au Parlement de Paris, Denis Sallo. Cette parution prendra fin en février 1687 quand Bayle, malade, ne pourra plus en assurer le suivi. Il confiera Les Nouvelles… à Henri Basnage. Son épuisement physique le contraindra à cesser l’enseignement pour longtemps.

La revue comprend des comptes rendus de livres de théologie, de philosophie, d’histoire et d’érudition ; des analyses d’ouvrages scientifiques, des biographies de grands écrivains disparus, des digressions. La qualité des commentaires valut à leur auteur une renommée européenne.

L’année 1685, avec pour arrière-fond la révocation de l’édit de Nantes3, fut pour Bayle très éprouvante . Cette année-là, il fait paraître Nouvelles Lettres de l’auteur de la Critique de l’histoire du calvinisme du P. Maimbourg4, et cet ouvrage s’ajoute à la liste des autres ouvrages écrits jusqu’alors. Ces parutions, comme ce fut souvent le cas pour les œuvres pouvant porter préjudice à celui qui en est l’origine, étaient éditées anonymement. Or, l’identité de leur auteur est découverte par les autorités, qui s’en prennent alors au frère aîné de Bayle, Jacob, pasteur, que l’on emprisonne et qui, la même année, en novembre, mourra à la suite de ses conditions d’incarcération. Bayle avait déjà perdu son père en mars de la même année, et son frère cadet, l’année précédente.

La même année, Ce que c’est que la France toute catholique sous le règne de Louis-le-Grand constitue une réponse et une réfutation à l’ouvrage de Gautereau, panégyrique de Louis XIV, la France toute catholique sous le règne de Louis-le-Grand ou Entretiens de quelques Français qui, ayant abjuré leur hérésie, font l’apologie de l’Église romaine: Bayle y décrit les persécutions de tous genres qui menacent les protestants.

Bayle a toujours été intéressé par le concept de tolérance religieuse. Il entreprend d’en formuler les principes généraux, dans un ouvrage qu’il prétendra (pour se protéger) traduit de l’anglais, d’octobre 1686 à 1688, traité en quatre parties : Commentaire philosophique sur les paroles de Jésus-Christ : « Contrains-les d’entrer » ; où l’on prouve par plusieurs raisons démonstratives qu’il n’y a rien de plus abominable que de faire des conversions et l’on réfute tous les sophismes des convertisseurs à contrainte et l’Apologie que St Augustin a faite des persécutions. » Il y est exprimé l’idée que chacun est libre de professer la religion qu’il croit vraie. Aujourd’hui, cela ne choque pas. A l’époque, cela soulève colère et inimitiés. Même de la part des protestants. Et de son ami Jurieu, qui le reconnut et combattit violemment sa prose. Bayle, sous un pseudonyme, ajoutera un Supplément à ce Commentaire…

Pendant les années qui suivent, les relations s’enveniment encore entre Bayle et Jurieu. L’idée –certes décriée, compte tenu de la vie que le solitaire menait– a été émise que, hormis les querelles d’idées, Bayle et l’épouse de Jurieu auraient été amants.

Dans ce contexte paraîtra aussi un Avis important aux réfugiés sur leur prochain retour en France, texte sous forme de lettre adressée aux protestants et prônant la liberté de religion et la tolérance. Ce texte et les écrits contre l’intolérance du roi Louis XIV, en même temps que la violence haineuse de Jurieu, finiront par faire perdre à Bayle son poste de professeur.

Et en 1693, il dispose donc, sans enseignement, de tout son temps. Heureusement pour lui, l’année précédente, il avait fait paraître le Projet d’un Dictionnaire, et le libraire qui devait l’éditer, jugeant cet ouvrage remarquable, lui assura une pension qui, toute modeste qu’elle fût, suffit à assurer sa subsistance à Bayle, qui s’accommodait d’un train de vie sobre.

Bayle est un travailleur prodigieux aidé par son impressionnante mémoire. En décembre 1696 paraît le Dictionnaire historique et critique, dont Leibniz dira que c’est « le plus beau des dictionnaires ».

Le Dictionnaire historique et critique est un répertoire bio-bibliographique, comprenant de courtes notices assorties de remarques qui sont parfois très longues et s’apparentent à des essais très personnels. On peut le considérer comme une des premières grandes histoires de la philosophie en Occident.

Mais ce livre est aussi une défense des persécutés (Bayle aura eu toute sa vie pour maxime de toujours garder une « oreille pour l’accusé »), une prise de position au regard de la Bible et de thèses que Bayle juge erronées, de la part des penseurs catholiques, quand ils évoquent l’histoire et de la doctrine chrétienne.


Malgré son coût et son « encombrement », l’ouvrage eut un énorme succès, et en 1702 paraîtra une deuxième édition, augmentée et assortie de précieux éclaircissements, dans lesquels l’auteur « rassure » ceux qu’avaient affolés certaines de ses publications. De nombreuses rééditions paraîtront, et des traductions, en anglais et en allemand, au XIXe s.

Le Dictionnaire historique et critique, dont les idées maîtresses sont l’esprit de tolérance et la liberté de conscience, aura une influence déterminante sur la philosophie à venir, spécialement sur Diderot, et sur Voltaire.

En 1703-1704 paraît encore Réponses aux Questions d’un provincial (en quatre parties). Et en 1704 Continuation des pensées diverses, ouvrage essentiellement constitué de questions et de remarques qui n’avaient pu trouver leur place dans le Dictionnaire historique et critique.

Deux ans plus tard, le 28 décembre 1706 Bayle meurt, seul, devant sa table de travail.



Nicole CHOLEWKA

Sources et bibliographie

Dictionnaire des philosophes en 2 vol., PUF, 1984 ; l’article concernant Bayle a été écrit par Élisabeth Labrousse.

Élisabeth Labrousse, Pierre Bayle, Albin Michel, 1964 ; livre en 2 volumes, un bibliographique, l’autre analytique.

Élisabeth Labrousse, Pierre Bayle. Hétérodoxie et rigorisme, Albin Michel, 2000.

Hubert Bost, Pierre Bayle, Fayard, 1994.

Hubert Bost, Pierre Bayle historien, critique et moraliste, 2006.

Hubert Bost, Bayle et la « normalité » religieuse, Presses univ. Laval, 2007.

Charles Lénient, Étude sur Bayle (internet).

Dictionnaire Lafont-Bompiani.

Sainte-Beuve, Contes du lundi.

L’Encyclopédie de l’Agora : Du génie critique et de Bayle (en ligne).

La France protestante, ou Vies des protestants français qui se sont fait un nom dans l’histoire depuis les premiers temps de la Réformation jusqu’à la reconnaissance de la liberté des cultes par l’Assemblée nationale. (en ligne).

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L’illustration représentant Bayle provient de la base Joconde du Ministère de la Culture

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Les ouvrages sur Bayle sont très nombreux. On pourra entre autres consulter la bibliographie très fournie de Gianluca Mori (1999).

Annexe

« Il est très vraisemblable que les comètes n’ont la vertu d’exercer aucune influence sur terre. Cela fût-il, elles pourraient produire aussi bien du bonheur que du malheur. L’astrologie, qui est le fondement des prédictions particulières tirées des comètes, est la chose du monde la plus ridicule. Supposé qu’il fût vrai que de grandes catastrophes aient toujours suivi l’apparition des comètes, on ne pourrait en induire qu’elles en ont été le signe ou la cause. Il est faux qu’il soit arrivé plus de malheurs dans les années qui ont suivi les comètes qu’en tout autre temps. La persuasion générale des peuples ne prouve rien pour les maunvaises influences des comètes. […] . Si les comètes étaient un présage de malheurs, Dieu aurait fait des miracles pour confirmer l’idolâtrie dans le monde ; car elles ne peuvent être des signes du mal à venir, sans être formées miraculeusement ; en effet, si elles apparaissaient selon le cours de la nature, elles ne pourraient donner aucun présage. S’il en est ainsi, on doit reconnaître que Dieu a fait une foule de miracles pour enflammer le zèle des idolâtres et les porter à s’adresser des vœux, des prières et des sacrifices à leurs fausses divinités. Si l’on répond que Dieu a formé les comètes pour que les idolâtres connaissent sa providence et ne tombent pas dans l’idolâtrie, on peut objecter à cet argument que Dieu ne fait pas de miracle pour chasser un crime par l’établissement d’un autre crime, l’athéisme par l’établissement de l’idolâtrie, qu’il n’a jamais été nécessaire d’empêcher que l’athéisme s’établît à la place de l’idolâtrie, et que les comètes ne sont pas capables de l’en empêcher ; que quand même il y aurait lieu de craindre que l’athéisme s’établît à la place de l’idolâtrie, il n’eût pas fallu se servir de miracles pour l’en empêcher, l’athéisme n’étant pas un plus grand mal que l’idolâtrie. Le plus simple est d’avouer que l’opinion ordinaire sur les comètes est une vieille superstition qui des païens a passé aux chrétiens, comme tant d’erreurs introduites dans l’Église par les fausses conversions des païens. »


Notes

1 On trouve aussi : Le Carla (et Carlat, Carlad) . La ville, à l'époque forteresse huguenote, se trouvait alors dans le comté de Foix ; actuellement, il s'agit de l'Ariège, et la ville se nomme Carla-Bayle depuis 1879. Elle a connu plusieurs noms successifs, et celui qu'elle portait lors de la naissance de Bayle a été conservé jusqu'à la Révolution. Aujourd'hui, la maison natale de l'enfant du pays est devenue son musée.

2 Selon les sources, parfois Maimbourg, parfois Mainbourg.

3 La révocation de l'édit de Nantes ôte la permission de culte protestant autorisée par l'édit sous Henri IV.